Tous les jours j’essaie d’oublier les Juifs —pour ma femme, pour ma mère, pour mon chat — et puis, j’ouvre un journal…
En une, les éternelles lamentations sur le Moyen-Orient : deux familles, chacune de son côté du mur ; le romantisme de la douleur ; des photos de femmes israéliennes aux cheveux lâchés, regard perdu, mélancolique. L’intention est claire, il faut que nous, lecteurs, compatissions à parts égales avec la souffrance des uns et des autres, que nous remettions en question notre colère forcément vaine, ignorante et partisane face à une guerre tombée du ciel, à laquelle on se saurait trouver ni responsables ni racines. Une quête obscène de balance et de nuance au moment même où se déroule une extermination méthodique de l’histoire d’un peuple, à Gaza et dans nos livres. Alors je ne peux m’empêcher d’imaginer Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, acceptant enfin, face à la pression de l’actualité, que l’on écrive un reportage sur le sujet. A une condition : « Montre que les Israéliens souffrent, eux aussi ». Le voilà moins prévenant quand il s’agit de nous montrer l’égalité devant la douleur des familles russes et ukrainiennes.
J’y trouve bien sûr un article sur Dreyfus, pas le Dreyfus du Monde cette fois, mais Alfred, le colonel, que Gabriel Attal propose d’élever général. Je me dis qu’au lieu de glorifier ce riche héritier sans aucun fait d’arme à son actif, époux de diamantaire aux mille maîtresses, bref, tout sauf un saint, nous devrions plutôt apprécier notre Histoire. Quel peuple peut se vanter d’avoir fait, en 1890, une telle affaire nationale d’un officier accusé à tort ? « Un pays qui se déchire, qui se divise pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut rapidement aller », disait le grand-père de Lévinas.
J’y trouve une tirade de Piketty, cette fois sans nuance aucune, ton bouillant, indigné, scandalisé, sur la dette d’Haïti envers la France, une tirade qui épargne bien sûr les banques américaines qui ont profité de cette dette pour occuper l’île pendant 20 ans. Voilà la véritable actualité brûlante ! Surtout pas ces pelleteuses de lumière qui effacent un peuple barbare en Palestine, mais cette dette dont le dernier paiement a eu lieu il y a 80 ans, dont seulement 10 millions d’euros sont allés à l’Etat français, à côté des milliards remboursés aux descendants de colons. Une dette certes indigne mais qu’il est encore plus indigne d’instrumentaliser tous les jours où il faut refroidir notre indignation : «Voyez chers Français, vous fûtes et vous fîtes pire que nous».
Demain, la une sera sans doute aux viols commis par un écclésiastique dont je n’ai jamais entendu parler, ou à je ne sais quel crime colonial d’il y a deux cents ans, ou à quel problème avec l’Islam, ou à quelle éloge niaise de la paix au Moyen-Orient.
Voici tous les jours la direction de l’émoi que m’offre ma presse, distortion totale de l’importance, répression et déviation de nos colères. C’est tout comme si un autre peuple tenait nos mots, nos indignations et nos émotions.
Alors, je n’oublie pas les Juifs.
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