Moins de mots et plus de confiance

Nous vivons la fin d’une démocratie fondée sur les programmes et les mots. Pourquoi ? Parce qu’un programme peut désormais tout dire et son contraire, se plier aux désirs du moment sans jamais engager réellement celui qui l’écrit. Parce qu’il est devenu d’une facilité déconcertante de capter, presque en temps réel, ce que les électeurs veulent entendre, dans le tumulte de l’opinion et des émotions collectives. On ne propose plus : on caresse — dans l’acception la plus basse du terme. Et puis les partis ne rendent plus vraiment de comptes. Ils mettent en avant ce qui flatte leur base, et dissimulent le reste. La responsabilité se dilue, le bilan s’efface. D’élection en élection, on retrouve les mêmes coalitions, qui n’avaient fait semblant de se séparer que le temps d’une campagne, pour séduire des électorats différents avec des programmes sur mesure. Dans ces conditions, il n’y a plus de place pour l’expérimentation, pour l’alternance — bref, pour le tâtonnement démocratique.

La démocratie comme réseau d’apprentissage

Je vois la démocratie comme le système nerveux d’un corps sensible — d’où le mot tâtonnement. Elle a ses neurones — les représentants — organisés en couches, et les liens entre eux se modifient en fonction de ce que le corps politique à chaque décision. C’est ainsi que fonctionnent tous les systèmes nerveux : par essai, erreur, et mémoire. Quand un animal ou un robot agit, il n’applique pas un algorithme clair qui additionnerait les volontés de chaque cellule. Il utilise un réseau de neurones qui capte les signaux venus du corps, les traite, et produit un ensemble cohérent de décisions. Si les conséquences sont mauvaises, le réseau est ajusté — un peu au hasard — jusqu’à ce que la décision s’améliore. C’est ce qu’on appelle l’apprentissage. On ne sait pas toujours très bien comment l’agrégation des sensations fonctionne, mais elle fonctionne. Et c’est vrai aussi bien pour les cerveaux biologiques que pour les intelligences artificielles.

Dans les deux cas, ces réseaux ont également une architecture : une organisation des assemblages de neurones. En démocratie, cette architecture existe aussi, et elle évolue, mais sur une échelle de temps plus longue que les liens entre neurones. C’est la constitution, un cadre institutionnel, plus ou moins rigide, qui organise les liens entre représentants et représentés. Comme dans un cerveau ou un réseau de neurones artificiel, cette architecture introduit des redondances dans la représentation, des circuits parallèles, des combinaisons entre représentation locale et individuelle… Une structure complexe, conçue pour encaisser les chocs, apprendre, et continuer à avancer.


Dans un réseau démocratique traditionnel, le lien entre les cellules et les neurones — ou entre les neurones eux-mêmes —, n’est ni un signal électrique, comme dans un neurone biologique, ni un poids numérique, comme dans un neurone artificiel, c’est la confiance, du moins en théorie. La philosophie politique britannique distingue d’ailleurs deux types de représentants : le delegate, et le trustee. Le premier est un simple relais, un perroquet : on le mandate pour voter exactement ce qu’on lui a dit de voter, comme les grands électeurs américains. Le second, le trustee, est une personne à qui l’on délègue non pas une consigne, mais sa confiance. On lui confie la tâche de réfléchir pour nous, sur des questions complexes et mouvantes. Le système du delegate, est mécanique, froid, rigide. C’est une forme déguisée de démocratie directe, qui repose sur l’idée que chacun aurait une opinion prête sur tout, une opinion qu’il suffirait d’additionner sans passer par une couche de réflexion ou de conciliation.
Je n’y crois pas. Je crois — et c’est la tradition révolutionnaire — en des députés autonomes, capables de penser, de décider, et à qui l’on confie, justement, cette fonction. Bref, des députés-neurones.

Dans une démocratie de confiance, le scrutin majoritaire prend tout son sens

Ce serait donc la confiance qui serait le moteur du vote dans une démocratie traditionnelle, pas seulement les mots. C’est là que le scrutin majoritaire prend tout son sens : il permet l’émergence, à l’échelle locale, d’un député qui a déjà réussi à concilier les points de vue et à gagner les confiances d’individus divers dans une circonscription. S’il est élu, c’est qu’il a su écouter, s’adapter, affiner son discours — et, espérons-le, sa pensée — , à une majorité. Il réalise une première couche d’arbitrage. Si les électeurs ne sont pas satisfaits, ils le punissent à l’élection suivante, et cette sanction est possible parce qu’il est clairement identifié et responsable en son nom. La sanction entraîne d’ailleurs un changement radical : un petit changement d’opinion, et voilà le remplacement d’une personne par une autre. C’est cette rupture nette qui rend possible l’alternance, donc l’exploration de nouvelles pistes, et ce caractère non linéaire rappelle là aussi celle des neurones, qu’ils soient biologiques ou artificiels.

Pourtant, aujourd’hui, en France, il est clair que le scrutin majoritaire a perdu son esprit d’origine : celui qui devait permettre une véritable émergence locale.
Malgré ce mode de scrutin, c’est en effet l’esprit des partis qui domine. Les candidats n’émergent plus du terrain : ils sont parachutés, présélectionnés par des jeux d’appareil et des accords entre partis. Quelque part à Paris, on demande à des candidats de se retirer pour additionner des voix, alors qu’ils étaient peut-être les meilleurs sur le terrain. On pourrait comprendre une alliance locale, entre des candidats qui se connaissent, qui se respectent, qui travaillent ensemble. Mais les alliances actuelles sont déconnectées de cette réalité-là. Au fond, sans doute, le scrutin compte moins que l’esprit dans lequel il est pratiqué. De Gaulle lui-même pensait que ce qui importait vraiment, c’était la tradition, l’esprit, la culture démocratique. C’est Debré qui l’a convaincu d’adopter le scrutin majoritaire, en regardant du côté de l’Angleterre.

La confiance ne se décrète pas : elle vient de l’expérience partagée.

A quoi nous mène cette centralité de la confiance ? D’abord, sans doute, à reconnaître que le réseau de représentants doit être dense. Notre capacité à faire confiance est limitée — elle a une portée. Si l’on veut connaître, ou du moins sentir son propre représentant, alors ce représentant ne doit pas être trop loin. Il faut donc plus de représentants élus, pour qu’ils soient accessibles, identifiables, humainement proches.

Ensuite, à admettre que le vote communautaire peut être sain. Que les populations musulmanes, par exemple, fassent émerger des représentants musulmans, ce n’est pas un problème, c’est même une bonne chose. L’Islam — comme toutes les religions — a une dimension politique. Il doit pouvoir être représenté, comme l’a été le christianisme à travers la démocratie chrétienne. Il ne s’agit pas d’imposer quoi que ce soit aux musulmans, mais de garantir que cette représentation soit possible. L’émergence de représentants qui partagent les repères, les références, les connaissances de millions de citoyens français ne doit pas être étouffée ou récupérée par des partis qui, par électoralisme, feraient de l’« islamophobie » un point de programme. Elle doit venir de gens en qui ces citoyens ont confiance. Et cette confiance ne se décrète pas : elle vient du vécu, de la proximité, de l’expérience partagée.

Je finirai sur ces mots de Charlie Munger :

La forme la plus élevée que puisse atteindre une civilisation est un réseau sans faille de confiance méritée. Peu de procédures, juste des personnes totalement fiables se faisant mutuellement confiance avec justesse.


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