Pourquoi, alors que nous savons tout, alors que nos instincts moraux se révoltent en masse, nos institutions continuent-elles à soutenir Israël ? La réponse est, je crois, assez simple : la diaspora. Nos matinales sont Juives, nos médias sont Juifs, notre État est Juif, notre intelligence artificielle est Juive, nos universités sont Juives, notre République est Juive, nos intellectuels sont Juifs — et souvent, notre façon d’intellectualiser est Juive elle aussi. Ce qui révèle le mieux, sans doute, cette imprégnation, c’est peut-être l’attitude des journaux les plus à gauche : Mediapart, Le Monde diplomatique, , L’Humanité. Tous ont longtemps été d’une grande prudence, pour ne pas dire d’une certaine complaisance, sur la question israélienne. Dans beaucoup de cercles marxistes, jusqu’à hier encore, se dire anti-sioniste était perçu comme vulgaire, mal venu. On citait Martin Buber, on évoquait un “bon sionisme”, on distinguait, on nuançait. Voilà ce qu’était le ton de l’université.
La vérité c’est que la plupart des Juifs que je connais ont soit soutenu Israël, soit contribué à adoucir la critique qu’on pouvait lui adresser. Certains se sont radicalisés dans un nationalisme romantique, suprémaciste, impérialiste. D’autres, tout petits hommes de médias ou de politique, ont fait la propagande du monstre avec duplicité et malice, n’hésitant pas au passage à récupérer toutes les causes. Mais ce qui est nouveau, je crois, ce ne sont pas tant ces dérives — elles existaient déjà — que la complicité désespérée d’une partie des intellectuels.
Quand, ces dernières années, des Juifs dans notre entourage — très éduqués, souvent universitaires — se sont raidis ; quand leur conscience de l’impossible normalisation d’Israël, de la catastrophe inévitable à venir, les a poussés moins à la réaction qu’à une certaine complaisance vis-à-vis de ces citoyens devenus fous ; quand ils les ont plaints autant qu’ils les redoutaient, tels des parents trop indulgents et impuissants face aux dérives tragiques d’enfants qu’ils n’ont pas su remettre dans le droit chemin ; quand ils ont continué à défendre l’existence de l’État malade plutôt qu’à oser penser son démantèlement ; quand leur peur d’une nouvelle haine des Juifs les a pris tout entiers, jusqu’à faire taire leur esprit critique ; quand leur binationalité s’est matérialisée, presque physiquement, dans leur manière de parler, d’écrire, de penser ; quand des menaces — légales, symboliques, sociales — ont commencé à pleuvoir pour de simples désaccords ;
Certains d’entre nous ont voulu dire : “Faites attention. Ils ont de l’influence. Ils peuvent changer la loi. Ils façonnent nos perceptions.” Et cela nous a coûté tous nos amis.
Aujourd’hui, pourtant, il est évident que ce sont bien nos principes rigides, nos catégories intellectuelles figées, notre incapacité à les faire évoluer en considérant la réalité, notre universalisme autoritaire, notre aveuglement volontaire aux communautés, notre anti-racisme dévoyé, qui ont contribué, ensemble, à tuer et déplacer des centaines de milliers d’Arabes. « Les Juifs n’ont rien à voir avec Israël » : Il fallait faire partie de l’intelligentsia pour croire une telle chose : aucun homme ordinaire ne pourrait être aussi sot [1].
Les mêmes rigidités de notre pensée précipiteront, demain, la mort de nombreux Juifs dans un effondrement inéluctable d’Israël, un effondrement impensé donc forcément désorganisé, abandonné à la haine et à une violence exterminatrice.
Nous avons échoué à voir les Juifs et à voir ce qui se passait chez les Juifs. Et c’est là, peut-être, notre responsabilité la plus grande.


[1] J’ai repris cette phrase de Notes on Nationalism, d’Orwell, écrit en 1945. One has to belong to the intelligentsia to believe things like that: no ordinary man could be such a fool.
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