Foucault et la construction ordo-libérale de l’Allemagne après-guerre

A chaque fois que je relis Foucault, je suis frappé par l’actualité d’un nouvel aspect que je n’avais pas compris ou survolé.

Ses cours de 1979 sur la construction ordo-libérale de l’Allemagne d’après-guerre trouvent un écho particulier dans l’actualité de cette année, que ça soit dans la volonté d’individualisation du système des retraites, dans l’introduction de la capitalisation, ou dans la réponse européenne à la crise de l’énergie, qui prend la forme d’un approfondissement des outils de marché (meilleure liquidité des marchés à termes, accords d’achat d’électricité, contrats de différence) plutôt que d’un plan de production.

En en apprenant un peu plus sur cette école de pensée, on peut avoir l’impression de vivre dans un manuel rédigé par l’école de Fribourg, école de pensée allemande d’où est né l‘ordo-libéralisme, et dont vous connaissez peut-être certaines des figures : Walter Eucken, Wilhelm Röpke, Franz Böhm, ou encore Alexander Rüstow.

Cet article sera l’occasion d’une fiche de lecture express des cours du 31 janvier au 24 février 1979, pour peut-être vous donner envie de vous y plonger ou replonger. Elle est également disponible sur Twitter sous la forme d’un thread :

https://twitter.com/FleuvesM/status/1641364193998786560

Quelle légitimité pour le nouvel Etat allemand ?

Foucault commence par nous rappeler que l’après-guerre allemand semble plutôt, comme partout ailleurs en Europe, propice à une politique keynésienne du fait de ses trois objectifs de reconstruction, de planification et d’objectifs de soutien social.

Pourtant, ce ne sera pas la direction que prend l’Allemagne. En 1948 un rapport du conseil scientifique de la zone anglo-américaine conseille de faire de la libération des prix une priorité de la reconstruction (p. 82) « Le Conseil est d’avis que la fonction de direction du processus économique doit être assurée le plus largement possible par le mécanisme des prix».

Ludwig Erhard, chef de l’administration économique de la bizone, ira plus loin. Pour lui, garantir cette liberté économique est la seule source de légitimité possible pour un nouvel état allemand : « seul un État établissant à la fois la liberté et la responsabilité des citoyens peut légitimement parler au nom du peuple ». Foucault interprète ses propos : c’est du fait de l’absence de légitimité juridique ou historique pour un nouvel Etat allemand la raison pour laquelle il va falloir aller chercher cette légitimité dans la liberté économique. « Au fond, dit Erhard, dans l’état actuel des choses, – c’est-à-dire en 1948 […] il n’est évidemment pas possible de revendiquer, pour une Allemagne qui n’est pas reconstituée et pour un État allemand à reconstituer, des droits historiques qui se trouvent forclos par l’histoire elle-même. II n’est pas possible de revendiquer une légitimité juridique dans la mesure où il n’y a pas d’appareil, il n’y a pas de consensus, il n’y a pas de volonté collective qui puisse se manifester dans une situation où l’Allemagne, d’une part, est partagée et, d’autre part, occupée. Donc pas de droits historiques, pas de légitimité juridique, pour fonder un nouvel État allemand». Foucault note aussi comment construire un nouvel Etat sur la base d’une garantie de liberté économique permettra aussi à l’Allemagne de rassurer les partenaires américains et européens qui craignent l’émergence d’un nouvel état allemand autoritaire (p.85) « Et, deuxièmement, on rassurait bien sûr l’Europe, que ce soit celle de l’Ouest ou celle de l’Est, en assurant que l’embryon institutionnel qui était en train de se former ne présentait absolument pas les mêmes dangers d’État fort ou d’État totalitaire qu’on avait connus dans les années précédent.»

La libération rapide des prix, une des premières pierres de la construction du nouvel Etat allemand, donc. Mais elle n’aurait pas été possible sans un certain nombre de ralliements à Erhard. Les socialistes tentent de s’opposer, en vain. Erhard accumule les ralliements, de la démocratie chrétienne d’abord puis de figures syndicales importantes, comme Theodor Blank, «vice-président du syndicat des mineurs qui déclare que l’ordre libéral constitue une alternative valable au capitalisme et au planisme.» (p. 89). Pour Foucault c’est là encore cette absence de légitimité « historico-juridique » du nouvel État allemand qui va contraindre la gauche allemande à cette transformation idéologique profonde. En 1963, la social-démocratie allemande rejoint le consensus politique, posant le principe que toute planification souple est dangereuse pour l’économie libérale, rompant avec la gauche anglaise et les références keynésiennes. (p. 92). (Au passage, pour Foucault – p.93 – il n’existe pas de gouvernementalité propre au socialisme. Le socialisme a pu s’insérer comme contrepoids dans la gouvernementalité libérale ou fonctionner comme « logique interne d’un Etat hyperadministratif ». Bref. Un truc à inventer.)

J’ai oublié de le dire, mais tout au long de son cours, Foucault pointe une différence fondamentale entre la façon dont la liberté économique s’est pensée en France/Angleterre au 19ième siècle et comment elle se pense dans l’Allemagne post-deuxième guerre mondiale. Dans les premiers cas en effet, il s’agissait de faire de la place pour la liberté économique dans des Etats existants. Dans le second, en revanche, il s’agit de se demander comment la liberté économique peut être fondatrice d’un Etat qui n’existe pas et lui donner une légitimité. C’est-à-dire qu’on se demande en Allemagne après la guerre comment «une économie de marché peur servir de principe, de forme et de modèle pour un Etat des défauts duquel tout le monde se méfie» (p. 121). Poke construction européenne.

Quatre adversités idéologiques

Foucault décrit quelques obstacles idéologiques à la construction libérale de l’Etat allemand. Il voit quatre « adversités » historiques majeures qu’il a fallu combattre (p. 111).

  • Première adversité, l’idéologie anti-libérale allemande du XIXième siècle. Foucault l’illustre par la pensée de List (fin du XIXième siècle) : le libéralisme est alors vu comme une politique de nation maritime.
  • Deuxième adversité : le socialisme d’Etat chez Bismarck (qui a inventé la sécurité sociale m’a-t-on toujours appris). La nécessité d’unité nationale de la jeune Allemagne unifiée avait alors besoin d’intégrer le prolétariat.
  • Troisième adversité : l’omniprésence de la planification dans l’histoire économique récente de l’Allemagne
  • Quatrième adversité, le développement du keynésianisme dans la pensée économique allemande, notamment entre 1925 et 1930, avec Lautenbach.

Pour Foucault, c’est l’expérience du nazisme qui va permettre à l’école ordolibérale de se débarrasser de ses adversités idéologiques. En gros, elle va dire : intégrez au nouvel Etat n’importe lequel de ces quatre éléments, vous aurez les trois autres, et le nazisme. «Et c’est ainsi que Ropke en 1943 ou 44, je ne me souviens plus, a publié – ce qui ne manquait pas de hardiesse ni de culot – une analyse du plan Beveridge qui avait été donc mis au point en Angleterre pendant la guerre, et il a dit aux Anglais : mais ce que vous êtes en train de vous préparer, avec votre plan Beveridge, c’est tout simplement le nazisme.» (p.114). On se convainc en quelque sorte que toute intervention directe dans le processus économique et c’est Hitler II assuré.

L’école ordo-libérale ou comment organiser une concurrence qui n’est pas naturelle

Foucault consacre la deuxième partie de ses cours sur l’Allemagne à une analyse de la rupture opérée par les ordolibéraux par rapport à la tradition libérale des 18/19ème siècles. En gros il explique que du principe de concurrence ils ne déduisent plus le « laissez-faire ». Pour eux, «la concurrence n’est pas une donnée primitive et naturelle mais structure dotées de propriétés formelles.» (p.137). La concurrence libre et parfaite n’existe pas dans l’état de nature et l’Etat doit l’organiser. L’ordo-libéralisme serait donc un interventionnisme mais qui n’intervient que pour permettre la concurrence et l’établissement des prix, pas directement dans le processus économique. Il développe des places de marchés, favorise l’évaluation, la tarification :

Il se peut bien que, dans cette politique libérale, le nombre des interventions économiques soit aussi grand que dans une politique planificatrice, mais c’est leur nature qui est différente.

Traduction par Foucault d’une phrase de MikSch, Die GeldschOpfung in der Gleichgewichts-
theorie, Ordo, II, 1949, p. 327

Foucault note une rupture dans l’appréciation du monopole également, cas typique d’intervention légitime dans le libéralisme classique. Pour les ordo-libéraux, le monopole n’est pas stable dans un système de concurrence, donc pour eux nul besoin de lois anti-trusts. Ces dernières seraient même contre-productives, notamment quand un monopole s’impose pour des raisons d’économie d’échelle. Il s’agit pour les ordo-libéraux de faire « comme si on n’était pas en situation monopole » (politique du « als ob » en allemand), en négociant un prix proche du coût de production avec les autorités publiques de régulation. Ce n’est plus la compétition entre acteurs privés mais la confrontation entre les intérêts publics représentés par des agences de régulation et les intérêts privés qui fait le prix. Les ordo expliquent également que sur le long terme, le monopole n’a pas intérêt à ce que sa pratique soit monopolistique, car cela stimulerait l’émergence de compétiteurs (plus tard on appellera cela « le monopole contestable »).

Ainsi Foucault montre comment, même dans la lutte contre le monopole, l’ordo-libéralisme est en rupture avec le libéralisme classique ; il ne s’agit plus de dissoudre le monopole, mais d’organiser la régulation, la concurrence et les marchés, mais aussi de … faire tomber les frontières et d’ouvrir les marchés nationaux, car, pour les ordo-libéraux, le morcellement de l’économie favoriserait le monopole (p. 141). On voit au passage comment la pensée ordolibérale est omniprésente dans la façon dont les institutions de l’UE perçoivent et organisent l’économie.

La crise, la stabilité des prix, la politique sociale

Plus tard, Foucault décrit rapidement la pensée ordo-libérale de la crise. En cas de crise, il ne faut surtout pas intervenir sur les prix ni sur la production mais plutôt faire en sorte que « les conditions de marché » atteignent « la plénitude de leur réalité » ; pour les ordo-libéraux s’il y a crise, c’est d’abord à cause d’un frottement (Foucault reprend le mot d’Eucken), d’un défaut de marché. (p. 144). Très représentatif à mes yeux des réponses aux crises européennes : perfectionner les marchés.

Surtout, Foucault fait une synthèse plus générale de la pensée ordo-libérale que je ne peux que vous enjoindre à lire. Il discute par exemple :

  1. La stabilité des prix comme objectif économique principal de la politique économique, mais seulement via une politique du crédit, jamais par une fixation.
  2. L’intervention minimale sur les salaires ou le chômage : le chômeur est d’abord un « travailleur en transit ». Il ne faut surtout pas brouiller le signal des salaires. On voit comment toute l’organisation politique de l’économie s’organise autour du « bon prix des choses ».
  3. La politique sociale : à la limite un transfert social marginal pour garantir un revenu d’existence, mais surtout pas plus.

Enfin, de manière très intéressante et très actuelle, il discute l’individualisation de la protection sociale et la généralisation de la capitalisation, «la politique sociale individuelle». Pour les ordo-libéraux, il s’agit, grâce à la croissance économique, de tendre vers des revenus assez élevés pour que chacun puisse s’assurer et créer sa propre petite entreprise « de vie ».

La politique sociale devra être une politique qui aura pour instrument non pas le transfert d’une part des revenus à l’autre, mais la capitalisation la plus généralisée possible pour toutes les classes sociales, qui aura pour instrument l’assurance individuelle et mutuelle, qui aura pour instrument enfin la propriété privée. C’est ce que les Allemands appellent la «politique sociale individuelle », opposée à la politique sociale socialiste. Il s’agit d’une individualisation de la politique sociale, une individualisation par la politique sociale au lieu d’être cette collectivisation et cette socialisation par et dans la politique sociale. Il ne s’agit en somme pas d’assurer aux individus une couverture sociale des risques, mais de leur accorder à chacun une sorte d’espace économique à l’intérieur duquel ils peuvent assumer et affronter les risques.

Foucault, Naissance de la biopolitique, p149

Voilà, j’en resterai à cette citation de la plus grande actualité et n’irai pas plus loin dans ma lecture rapide, qui a sans doute déjà bien estropié Foucault. J’espère que le billet vous aura donné envie de lire plus en détail 🙂


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