« La Compagnie Fruitière finira quand même par nous lâcher ». Des Port-Vendrais sceptiques quant au projet d’extension du quai

Après l’attribution du projet à l’entreprise Eiffage en août 2022, les travaux du « troisième quai » de la ville de Port-Vendres (Pyrénées-Orientales) sont sur le point de débuter. L’anse des Tamarins sera fermée, vidée de son eau et bétonnée pour permettre l’extension du port. Il en coûtera plus de 40 millions d’euros, dont 5 millions apportés par l’État. Le département promet que le projet d’extension de ce port fruitier permettra de maintenir son activité face à la concurrence des ports espagnols, de créer de nouveaux emplois, et qu’il s’inscrira dans un projet économique plus global, via la synergie entre le port et le grand marché Saint-Charles de Perpignan.

Toutefois, des zones d’ombre subsistent quant aux retombées réelles de ce projet soutenu par la Compagnie Fruitière, et les garanties données aux Port-Vendrais sont minces. Les habitants restent donc partagés entre leur scepticisme et la crainte de voir l’activité commerciale du port décliner : derrière ces gros navires qui tant bien que mal accostent dans ce petit port, il n’y a en effet pas que des questions d’emplois : il y a aussi une partie de l’esprit de la ville, et de son histoire.

Le porte-container Star First entre à Port-Vendres
Le porte-container Star First entre à Port-Vendres

L’anse des Tamarins bétonnée

Avec 300.000 tonnes de marchandises traitées à Port-Vendres en 2021, ce port est plutôt actif au regard de sa taille. Un ou deux petits porte-conteneurs (de 140 à 160 m) y font escale chaque semaine. Le Département avance que l’extension du quai « Dezoums » permettra l’accueil de plus grands bateaux. Pour cela, « l’anse des Tamarins » sera comblée et sa plage bétonnée, alors qu’elle marque le début d’une zone naturelle pittoresque visible de toute la ville et qui s’étend jusqu’au cap Béar, un site réputé pour sa beauté. L’anse sera fermée par un « rideau » porté par 220 pieux de béton qui supporteront le nouveau quai, puis comblée et vidée de son eau. Après les travaux, le quai Dezoums s’étendra sur 170 m de long et 21 m de large.

Plage de l’anse des Tamarins et ancien hôtel et ses annexes.
(Vue depuis le quai Dezoums existant)
Source : Etude d’impact

Projet de bétonisation de l’anse des Tamarins à Port-Vendres.
Source : Etude d’impact

Sur le plan de la biodiversité, le dossier d’enquête publique notait en 2013 l’observation de 57 Grandes Nacres (Pinna Nobilis), un coquillage protégé, et parmi eux beaucoup de petits individus, ce qui suggère un site « propice au recrutement et au développement de l’espèce » (p. 212). Dans l’intervalle, les nacres n’ont pas survécu à une transplantation hors du port, tentée en 2019. La zone de travaux se situe également à proximité d’un herbier dense de Posidonie, une plante marine à fleurs, elle aussi protégée en France. Son maintien nécessite une eau de très bonne qualité, qui pourrait être menacée par les activités portuaires.

Si les travaux d’extension du port sont donc à hauts enjeux environnementaux, ils ont également un enjeu touristique, puisque le choix d’étendre le port empêchera la réhabilitation de l’établissement historique situé au bord de la anse, dans un site à très haute valeur paysagère : l’Hôtel des Tamarins. L’enjeu est aussi sonore : l’augmentation de trafic promise aux employés du port par le département risque d’accroître les nuisances pour les Port-Vendrais, une question soulevée à plusieurs reprises lors de la consultation publique.

Des incohérences qui sèment le doute sur la sincérité du Département

Face aux inquiétudes des Port-Vendrais quant aux nuisances, le Département tente de rassurer. Ainsi, dans les réponses à la consultation publique, on peut lire que « le Conseil Départemental précise que le trafic des navires n’augmentera pas de manière significative et donc que les bruits provenant des navires n’augmenteront pas significativement […] Le trafic routier des poids lourds n’augmentera pas lui non plus de manière importante. » (p.10).

Pourtant, l’objectif affiché de ces travaux est bien d’augmenter les capacités du port afin d’accroître son activité. Ainsi, la partie économique de l’étude d’impact du Département, dans le scénario qu’elle retient, prévoit une augmentation de 50% du nombre de cargos et 25 nouvelles escales de navires de croisière d’ici 2035 (p.12).

Cette incohérence frappante entre les réponses aux inquiétudes des riverains et l’optimisme économique des scénarios fait douter de la sincérité des études.

Des estimations étranges

D’autres éléments suscitent des interrogations. Alors que le projet d’extension du quai est sur la table depuis plus de vingt ans, le commerce de fruits et légume entre l’Europe et l’Afrique, lui, se remodèle très rapidement. En 2017, la CGA-CGM annonçait une nouvelle route maritime directe vers l’Europe du Nord et la Russie. En 2021, les Pays-Bas passaient devant la France en termes de destinations d’exports des agrumes marocains. Ni l’étude d’impact économique de l’extension du quai, ni l’étude stratégique et de modélisation réalisée plus récemment, en 2018-2020, ne prennent en compte ces données récentes. Si cette dernière pointe bien une baisse du tonnage en direction de Port-Vendres jusqu’en 2017, le scénario déjà évoqué qu’elle retient est très optimiste. Aucune explication n’était donnée à ces estimations, si ce n’est une « discussion en cours » avec la compagnie CGA-CGM pour renforcer le service Casablanca/Agadir, mais sans aucune garantie. De fait, la liaison CMA-CGM entre le Maroc et Port-Vendres a fonctionné entre novembre 2022 et mars 2023, un tel épisode fugace s’étant déjà répété par le passé.

Dans un contexte de reconfiguration du commerce maritime européen, de baisses des tonnages importés, la question se pose : le choix d’extension du quai a-t-il été fait suite à une modélisation économique impartiale, ou au contraire les paramètres de cette modélisation économique ont-ils été choisis de manière à justifier les travaux d’extension du quai ?

Le spectre du départ de la Compagnie Fruitière

S’il y a bien un acteur que les autorités publiques et les responsables du port veulent absolument ménager, c’est la Compagnie Fruitière, producteur et transporteur de premier plan de fruits et légumes en Afrique et dans les Caraïbes. En effet, 80% du tonnage importé à Port-Vendres en dépend (p.65). Son possible départ de Port-Vendres est d’ailleurs une question omniprésente dans l’étude stratégique d’extension du port. Les représentants de la Compagnie Fruitière y disent hésiter entre plusieurs scénarios : un maintien de ses escales à Port-Vendres, une diminution du transit, ou son arrêt complet. Pour eux, cette mutation « réinterroge les besoins à terre à Port-Vendres pour la gestion des flux en termes de manutention, d’extension de capacité du parc à conteneurs.  » (p.106). Un employé du port y voit un ultimatum envers Port-Vendres : « soit vous vous agrandissez, soit nous partons ».

Malgré tout, les auteurs de l’étude stratégique ne semblent pas croire au maintien à long terme de l’activité de la Compagnie Fruitière, même en cas d’extension du port, et ils prévoient son départ en 2035, causant une baisse de 50% du tonnage importé (p.391). « Dans ce scénario du tout conteneur, l’absence de mise en œuvre de ce projet signerait à coup sûr l’arrêt du trafic de la Compagnie Fruitière, mais à contrario, sa concrétisation ne serait pas non plus suffisante comme gage de son maintien », peut-on lire p.162 de l’étude.

Le scénario retenu par l’étude stratégique – pourtant optimiste – prévoit un départ de la Compagnie Fruitière en 2035.
Source : Etude stratégique

« Tout ça pour ça… Les travaux ne seront jamais finis avant 2025. On va se faire entuber. On aura les travaux, puis le chômage des dockers. On perd du temps et on abîme notre capital touristique et paysager », nous dit un commerçant.

Le seul port français sans plan d’électrification concret ?

La question de l’électrification des navires à quai pour lutter contre la pollution n’a pas non plus été abordée de manière claire. Le Département a bien lancé, en 2023, un appel d’offres pour une maîtrise d’œuvre de l’électrification du quai Dezoums, et, dans sa réponse à la consultation publique, il affirme que « le courant de quai permet de supprimer la pollution atmosphérique » (p.12). Mais seul le nouveau quai semble devoir être électrifié et on lit aussi que « la solution dépend des compagnies maritimes », suggérant qu’il n’y aura ni contrainte ni aucun engagement, à rebours des politiques françaises et européennes d’électrification des ports, qu’ils soient méditerranéens comme Marseille, ou normands comme Cherbourg ou Dieppe. De quoi alimenter la crainte que les compagnies maritimes utilisent Port-Vendres pour rentabiliser les épaves polluantes qui n’ont plus le droit d’accoster ailleurs, aux dépens de la santé de ses habitants.

Une défiance grandissante vis-à-vis des autorités départementales

Toutes ces questions sont restées sans réponse tout au long d’un processus institutionnel qui, derrière des formes juridiques et administratives sérieuses, échoue à convaincre de sa pertinence. Cela entretient un climat de défiance vis-à-vis des autorités départementales, qui n’ont su préparer les « PO » ni à la sécheresse qui affecte les agriculteurs et prive plusieurs villages d’eau, ni au risque d’incendie, comme le montre l’impréparation face au gigantesque feu qui a touché Cerbère le 16 avril 2023. Pourtant, les avertissements sont anciens, les modèles de Météo-France classent depuis longtemps les Pyrénées-Orientales comme l’une des zones de France les plus vulnérables au changement climatique à court terme. Les autorités, elles, continuent de tout miser sur le tourisme et l’expansion urbaine, au risque de consommer toujours plus d’eau et de mettre en péril les générations futures. Ainsi, dans la ville voisine d’Argelès-sur-Mer, de nombreux collectifs alertent sur le risque que l’urbanisation galopante et l’artificialisation de la ville font peser sur les ressources en eau. En été, la population de la ville y est multipliée par 10, de sorte que la grande majorité de l’eau consommée sur l’année l’est en quatre mois. Le conseil départemental se cramponne à son projet d’extension du port de plaisance, pour accueillir non pas des porte-conteneurs, comme à Port-Vendres, mais toujours plus de touristes. Faudra-t-il sacrifier l’irrigation des cultures locales pour satisfaire leur soif ?

Comme s’il fallait encore ajouter de la défiance à la défiance, le Département a fait le choix de concéder la gestion du port de Port-Vendres à un opérateur privé, dépossédant largement les autorités publiques, mais surtout les citoyens, d’influence sur la stratégie, les investissements et l’utilisation des profits dégagés. Un moyen, peut-être, pour le Département, de se dégager de toute responsabilité. Le délégataire de service public n’a pas été désigné à ce jour. Mais une hypothèse fréquemment avancée est de confier la délégation à un groupement composé de la chambre du commerce et de l’industrie du département (CCI 66), l’actuel délégataire dont la gestion suscite de la colère, et de la Compagnie Fruitière, une multinationale dont l’objectif principal, on peut le craindre, ne sera pas de défendre l’intérêt de la ville et de ses habitants.

Études d’impact :

Etude stratégique et de modélisation économique

Dossier d’enquête publique – Pièce 1

Dossier d’enquête publique – Pièce 2

Dossier d’enquête publique – Pièce 3

Dossier d’enquête publique – Pièce 4 – Partie 1

Dossier d’enquête publique – Pièce 4 – Partie 3

Dossier d’enquête publique – Pièce 5

Dossier d’enquête publique – Pièce 6 – Partie 1

Dossier d’enquête publique – Pièce 6 – Partie 2

Dossier d’enquête publique – Pièce 7


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Commentaires

Une réponse à “« La Compagnie Fruitière finira quand même par nous lâcher ». Des Port-Vendrais sceptiques quant au projet d’extension du quai”

  1. Avatar de Pr JC Bisconte
    Pr JC Bisconte

    Cher Monsieur,
    Je suis tombé par hasard sur votre analyse critique du dossier de Port-Vendres, vos conclusions mériteraient d’être synthétisées dans le média numérique l’OUILLADE, qui est très réceptif aux critiques de ce projet ( voir ma publication Tribune libre du 26.09.23).
    La priorité serait que les élus est ce point de vue indépendant avant le vote public du 5 Octobre.
    Je peux vous aider si vous le souhaitez à diffuser vos conclusions dont on ne peut douter de l’objectivité.

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